Médecine du travail : la réforme que voudraient les directeurs de services de santé
Alors qu’une loi sur la santé au travail se profile, ces professionnels expliquent ce qui cloche vraiment, aujourd’hui, dans le système.
Prévenir plutôt que guérir. Tel est l’objectif affiché de la réforme de la santé au travail qui se profile. Après la remise des rapports Lecocq et Sellier de ces derniers mois, le gouvernement a invité les partenaires sociaux à mener une réflexion autour de ces thématiques, jusqu’à la mi-juin, dans le cadre du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct). Les services de santé au travail – appelés communément « médecine du travail » – sont sur la défensive. Pour le coup, ils ne semblent pas prôner l’immobilisme. Ils craignent au contraire que les « vrais » sujets soient occultés : ceux qui peuvent véritablement bousculer les pratiques des médecins, ou encourager les entreprises à lancer des plans de prévention.
5200 médecins du travail exercent en France dans des services de santé au travail interentreprises (SSTI), associations auxquelles cotisent les sociétés adhérentes qui y font suivre leurs salariés. En parallèle, 390 confrères sont employés directement par des sociétés et exercent donc en entreprise.
La réforme telle qu’envisagée par le rapport Lecocq envisage de refondre le système en supprimant ces SSTI. Dans l’idée d’un « guichet unique », ils se fondraient dans une structure régionale, regroupant plusieurs acteurs (lire l’encadré Les points clés du rapport Lecocq). « Je ne comprends pas cette prétendue nécessité de donner enfin un interlocuteur bien identifiable aux entreprises, commente Benoît Laurent, membre de l’équipe dirigeante du Cedest, un SSTI des Hauts-de-France. Aujourd’hui, ce n’est pas une jungle inextricable. J’ai moi-même dirigé une PME. On prend son téléphone, on appelle le service de santé au travail le plus proche, il n’y a rien de sorcier. »
« Je manque de temps pour faire de la prévention »
« Le rapport Lecocq ne traite que de questions de forme, pas du fond, déplore encore Benoît Laurent. Tant que les règles de fonctionnement de la médecine du travail sur le terrain ne seront pas révisées, rien ne changera en matière de prévention. » Sa solution ? Revoir un cadre réglementaire trop strict, pour libérer du temps aux médecins. « La loi El Khomri a baissé la fréquence des visites médicales et a permis qu’elles soient menées par des infirmiers, mais malgré cela, on manque encore cruellement de professionnels et ce n’est pas prêt de s’arranger. Il faut donc assouplir encore les règles. »
« Entre les visites médicales, les cas complexes à gérer, les réunions d’instances représentatives du personnel, il ne reste plus beaucoup de place dans mon emploi du temps pour faire de la prévention primaire, c’est-à-dire pour promouvoir des plans d’actions destinés à limiter les maladies professionnelles et les accidents du travail, confirme Audrey Cordier, qui exerce à La Défense. Je suis pourtant les salariés tous les cinq ans désormais, comme l’instaure la loi Travail. » Son service de santé au travail, Efficience, compte 55 médecins pour 13000 entreprises, soit environ 140000 salariés.
L’explosion des risques psychosociaux aggrave encore la surcharge des médecins. « La gestion de ces sujets leur prend un temps considérable, évoque Thibaut Fleury, son directeur général délégué. Les salariés font leur marché : je voudrais que vous me déclariez inapte, que vous enregistriez dans mon dossier que mon entretien annuel s’est mal passé… Ils deviennent de vrais greffiers ! »
Pour ce directeur, une bonne réforme, pour ne pas manquer son but, devrait davantage s’interroger sur ce qu’est le quotidien de ces médecins. Et mettre un peu d’ordre dans leurs pratiques, très hétérogènes. « Nous avons besoin d’un socle commun de règles et de services à apporter, préconise-t-il. Aujourd’hui, chacun agit un peu à sa guise, comme s’il était dans son cabinet privé. Je me bats par exemple pour que les médecins tracent les informations recueillies sur les risques d’exposition de chaque entreprise. Tous ne jouent pas le jeu. Or, c’est le seul moyen d’effectuer un état des lieux plus fin que celui réalisé au niveau de la branche professionnelle. »
« Il faut apprendre à parler le langage des chefs d’entreprise »
Les médecins auraient du mal à s’extraire de leur mission historique de suivi individuel. « Cet état d’esprit est forgé dès la formation, regrette Hervé Rabec, DG du SEST Ile-de-France. On prépare encore des docteurs qui auscultent, qui palpent, Il est temps d’intégrer dans le cursus des éléments de prévention primaire, du management, ainsi que des éléments de performance économique. » De performance économique ? Pour le SEST, en effet, il faut apprendre à parler « le même langage » que celui des chefs d’entreprise, pour inciter ces derniers à mettre en place des plans de prévention. « Si vous dites à un gérant de supermarché de s’équiper en chariots à fond constant [dont la hauteur du plateau s’adapte à la charge, ndlr] pour limiter le mal de dos de ses manutentionnaires, il vous suivra moins que si vous lui prouvez le gain de productivité et lui avancez un délai de retour sur investissement de huit mois », assure Hervé Rabec.
Alexia Alart Mantione, juriste au sein du réseau d’expertise-comptable Exco, confirme l’intérêt d’un discours axé sur les finances. « Nous disons régulièrement à nos clients qu’entre ce qu’a l’air de coûter un accident du travail et ce qu’il coûte vraiment, du fait du remplacement nécessaire, des clients mécontents, etc, il y a un rapport de un à quatre », explique-t-elle.
Le SEST pousse loin la logique libérale en prônant d’instaurer plus de concurrence entre les services de santé. En permettant, aussi, une libre tarification des tarifs des services de santé au travail, qui serait fixée en lien avec les entreprises, avec une base variable pour le SSTI, basée sur les résultats obtenus sur la baisse de l’absentéisme, par exemple. Cette proposition suscite des critiques. « Appliquer des indicateurs de performance à la médecine du travail n’est pas opportun alors que des tas de facteurs peuvent influer sur le taux d’absentéisme ou d’accidents du travail, fait remarquer Thibault Fleury. Nous sommes des acteurs de proximité, pour autant nous ne sommes pas derrière le dirigeant d’entreprise, au quotidien, derrière toutes ses décisions. »
Les points clés du rapport Lecocq
Le rapport Lecocq préconise de créer dans chaque région un guichet unique, c’est-à-dire une structure régionale au sein de laquelle on retrouverait la médecine du travail, mais également des agents de la Carsat (caisse d’assurance maladie), de l’OPPBTP (organisme de prévention dans le bâtiment) et de l’Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract). Une structure nationale chapeauterait ces guichets, regroupant l’Anact, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et l’OPPBTP.
Le financement du système serait aussi remis à plat, avec l’instauration d’une cotisation unique pour les employeurs (regroupée avec celle versée pour les accidents du travail et maladie professionnelle), modulée en fonction du « risque de l’entreprise ou de son engagement en matière de prévention ».