Face à la concurrence de l’e-commerce, les marques cherchent à ramener leurs clients dans les boutiques, en y créant une expérience qui stimule leurs 5 sens… et leur plaisir de consommer.
Qui n’a jamais craqué pour une viennoiserie, après avoir humé l’odeur de pain chaud s’échappant d’une boulangerie ? Ce jour-là, vous avez cédé à une technique éprouvée du marketing sensoriel. Ce marketing expérientiel utilise le langage universel des sens pour stimuler ceux du consommateur, en imaginant, sur le point de vente, une atmosphère propice à l’achat. Mais attention à ne pas réduire le marketing sensoriel à une simple création d’ambiance. Car « si le marketing traditionnel évolue vers le marketing expérientiel, c’est aussi parce que l’époque n’est plus à consommer pour posséder mais à la quête de sens, explique Lazare Ake, fondateur de Max’Sens Innovations, qui déploie des outils de communication basés sur la réalité virtuelle et les neurosciences. Le consommateur veut être acteur et non plus passager de sa consommation. Et le marketing sensoriel répond à cette démarche ».
Pour comprendre le mécanisme psychologique à l’oeuvre dans les stratégies de marketing expérientiel, il suffit de se demander pourquoi le vin a meilleur goût dans un verre à pied que dans un verre à eau. « C’est aussi l’écrin qui fait la beauté du bijou », répondait l’Américaine Aradhna Krishna, papesse du marketing sensoriel dans les colonnes du Journal of Consumer Psychology, en 2014. Cette stratégie vise donc à la fois à enrichir l’image de la marque, à attirer l’attention du consommateur, à lui redonner envie de faire les boutiques – dans un contexte de forte concurrence de l’e-commerce – et « surtout à optimiser son passage sur le point de vente en stimulant son désir d’acheter », insiste Lazare Ake.
L’Empire des sens
Le principal avantage du marketing sensoriel est d’offrir au consommateur ce qu’Internet ne lui permet pas (encore) : toucher le produit, le prendre en mains, découvrir son emballage, s’imprégner de l’atmosphère d’un lieu et s’y forger un souvenir plaisant. La marque de streetwear chic Abercombie & Fitch (ci-contre) l’a bien compris, s’assurant ainsi une longueur d’avance. Pour expérimenter sa stratégie, nous avons visité son shop des Champs-Élysées. Le décorum art-déco est plongé dans une semi-obscurité : la lumière n’est là que pour mettre en valeur les vêtements… que l’on ne peut s’empêcher de caresser. Nous sommes entourés de vendeurs et vendeuses au physique avantageux. Dans l’air flotte l’entêtante fragrance « Fierce n° 8 », qui se marie étrangement bien avec la musique électro, dont le volume nous transporte en pleine « before party ». Bref, nous sommes dans le carré VIP.
À quelques centaines de mètres de là, avenue Franklin-Roosevelt, a été inauguré, en octobre 2018, le premier supermarché Casino 100 % digital, ouvert 24 heures sur 24. Ici, une autre forme de marketing sensoriel est à l’oeuvre pour faire vivre au « consomm/acteur urbain » une expérience qu’il ne pourra pas reproduire devant son écran d’ordinateur ou de smartphone. En effet, le « 4 Casino » casse les codes de la grande surface classique, avec sa terrasse, son bar au centre de l’espace, l’odeur de café, les jeux de lumières sur les produits, les écrans et leurs sons qui façonnent autour de vous une ambiance … techno-cosy. « Nous avons voulu créer un lieu de vie, avec un espace bar-snacking, un coworking et des services particuliers », nous confirme un collaborateur du Groupe Casino.
Ces « théâtralisations du point de vente », que décrivaient les économistes Hirschman et Holbrook en 1982, vont stimuler nos sens au détriment de notre raison. Un phénomène démontré par l’Américain Herbert Simon, honoré du prix Nobel de sociologie en 1976 pour sa théorie de la rationalité limitée : la décision humaine n’est pas un simple calcul, mais est soumise à l’influence de l’environnement. Depuis ces travaux, le marketing « à la Mad Men » a été projeté dans une nouvelle dimension, à la croisée de la psychologie et de la communication.
Une si subtile influence …
L’impact d’un « marketing atmosphérique » est d’autant plus fort sur notre raison que notre cerveau n’a pas encore développé de mécanisme de résistance aux subtiles incitations sensorielles… « alors qu’il est exercé à bloquer les 3 000 messages publicitaires visuels classiques que nous recevons en moyenne chaque jour », indiquait, en septembre dernier, Anne-Marie Gaultier, présidente de la start-up DatakaLab, à propos du lien entre neurosciences et communication de marque. Voilà pourquoi le marketing expérientiel s’avère généralement efficace : sans en avoir conscience, nous sommes sous influence. On ne regarde plus le prix, on savoure la soft touch d’un pull semi-grunge… en se lovant dans la musique d’ambiance qui nous guide entre les rayons du citymarket… Dans sa thèse soutenue en 2014 à l’université de Grenoble, Julien Grobert a analysé l’influence de l’environnement sonore et olfactif des agences bancaires sur les décisions des clients. Résultat : la diffusion d’un parfum et d’une musique adaptés – ou « congruents » – conduit à des réponses plus favorables aux offres de placement du banquier, tandis que l’inverse entraîne un taux supérieur de réponses négatives. « Nous savons depuis longtemps que l’on peut influer sur les comportements des consommateurs par la musique, les senteurs, les couleurs, confirme Isabelle Frochot, maître de conférences et auteure du manuel Comment concevoir et stimuler l’expérience client (Dunod, 2014). On ne peut pas parler de messages subliminaux, mais nous notons un impact direct sur leurs comportements, sans qu’ils en aient pleinement conscience. » Elle ajoute, néanmoins, que « cet impact est difficile à quantifier, le marketing expérientiel se vivant plus qu’il ne se décrit ».
Parce qu’il s’adresse à notre subconscient, le marketing sensoriel doit être utilisé avec précaution. Chaque stratégie exige d’être conçue sur mesure et préalablement testée afin d’éviter de subir un échec façon « Got Milk ». La marque de biscuits éponyme ne s’est toujours pas remise de sa campagne de diffusion d’odeurs de cookies dans cinq abribus de San Francisco en 2006… stoppée au bout de 48 heures à la suite des plaintes des passants. Jusqu’à présent, tout le monde ou presque faisait du marketing sensoriel sans le savoir, et surtout sans le prévoir : la plupart des commerçants diffusent de la musique ou accrochent un grand écran plat au mur. Certains, comme les salons d’esthétique ou de coiffure, ou les boutiques de luxe, offrent à leurs clients café, bonbons et chocolats… Mais ce type de marketing sensoriel spontané tend à disparaître et est remplacé par des « stratégies globales d’identités de marque », selon Isabelle Frochot. Ainsi, le géant de l’électroménager Philips s’est-il doté, en novembre 2018, d’un logo sonore inspiré « du son des ampoules électriques ». Une façon d’engager un nouveau dialogue avec ses clients.
Sentir les tendances
Désormais, parce que nos yeux et nos oreilles sont sans cesse bombardés de messages publicitaires, le marché s’intéresse davantage à l’odorat et au toucher, nouveaux terrains de jeu des experts du marketing. L’odorat est connu pour sa capacité à provoquer des émotions intenses qui ont tendance à rester gravées dans la mémoire. « Il est facile de jouer avec les souvenirs olfactifs et affectifs de l’enfance, comme l’odeur du talc, du savon ou du parfum d’un parent », confirme Richard Seff, P-dg de l’agence Midiscom, conceptrice des univers sensoriels d’Aubade, Audi, BMW, Korian ou encore de la Juventus de Turin. Aujourd’hui, les marques regardent donc le marketing olfactif comme un puissant levier de différenciation. La compagnie aérienne Singapore Airliness’est dotée d’un parfum sur mesure qu’elle diffuse sur tous ses points de contact avec la clientèle. De son côté, Samsung répand une odeur fraîche et vive dans ses boutiques pour inciter ses clients à y rester plus longtemps.
Cependant, même s’il semble aisé d’élaborer une ambiance à partir de senteurs (vivifier l’air à coups d’arômes d’agrumes, engendrer une sensation de confort grâce aux effluves de vanille), mettre en place un marketing olfactif s’avère un processus complexe. Comme le souligne Richard Seff de Midiscom : « La priorité, c’est l’impact à l’entrée du magasin. Mais, dans un petit espace, les senteurs peuvent demeurer vives longtemps, et incommoder consommateurs et vendeurs. Il faut aussi tester la diffusion sur place : selon l’orientation de la ventilation, l’odeur peut se concentrer dans certains endroits ou être aspirée ». Aussi le marketing olfactif fait-il l’objet d’une R & D intensive, qui a permis de développer une nouvelle génération de diffuseurs d’ambiances, comme l’uBox d’Exhalia, capables de lier odeurs, images et musiques. Autre innovation : la nébulisation, qui transforme une fragrance liquide en un parfum d’ambiance gazeux et sec à durée de vie prolongée. Enfin, le toucher, jusqu’ici délaissé par le marketing, est depuis peu l’objet d’intenses recherches visant à (re)donner envie au client de manipuler et d’essayer le produit en boutique. L’une des rares expériences que les géants de l’e-commerce n’offrent pas (encore).
Une belle lumière, une petite mise en scène, du parfum, des vendeurs attentionnés, quelques mignardises permettent de créer une ambiance dans sa boutique et de donner envie au client de s’y promener et, peut-être, d’acheter. De quoi contrer la farouche concurrence du commerce en ligne ? Chercheurs et marques manquent encore de recul pour répondre à cette question. Néanmoins, plusieurs signaux faibles semblent indiquer un retour progressif des consommateurs vers les points de vente. Début décembre 2018, Amazon a même installé un showroom de 350 m² au coeur du quartier des Halles à Paris. Dans ce « pop-up store », les badauds ont pu goûter à l’atmosphère de Noël et découvrir les produits vendus par Amazon… mais pas les acheter. Une stratégie étonnante, qui démontre l’importance grandissante de l’approche sensorielle du marketing. « Les marques ont besoin de se rapprocher de leurs clients pour construire avec eux une relation durable, un lien unique et étroit, confirme Thierry Payet, directeur de la création de l’agence Mood Media France, qui a accompagné le déploiement de « 4 Casino ». Et la boutique reste le meilleur endroit pour tisser ce lien. » Le lèche-vitrines semble donc avoir encore de beaux jours devant lui… et ce quel que soit le goût de la vitrine !
Laisser un commentaire