L’idée d’associer les salariés aux résultats des petites entreprises est au menu du projet de loi Pacte, qui sera présenté en Conseil des ministres en avril. Le chercheur Patrice Roussel explore les liens subtils entre motivation et rémunération, et analyse les conditions pour qu’une telle mesure puisse réellement profiter aux salariés et favoriser le développement de l’entreprise.
La France compte près de 4 millions de PME ou TPE, dont la très grande majorité sont des microentreprises. Elles emploient quasiment un salarié sur deux et réalisent environ 45 % de la valeur ajoutée du tissu productif hexagonal. Mais beaucoup peinent à croître et à faire grandir leurs équipes. Vous venez de conclure une convention de recherche de trois ans avec une entreprise de taille moyenne, dédiée à l’efficacité des politiques de rémunération sur l’engagement et la performance des salariés. Qu’en retenez-vous ?
Patrice Roussel : Que l’argent n’est pas le nerf de la guerre. Dans le cadre théorique dit de l’autodétermination, nous partons du principe qu’il existe deux formes de motivation au travail : l’une intrinsèque ou autonome, lorsqu’un individu a choisi son métier ou l’exerce par passion, par exemple ; et l’autre extrinsèque ou contrôlée, dont le meilleur exemple est le « job alimentaire », encouragé par le salaire ou d’autres récompenses.
Pour des raisons évidentes, la première est plus souvent associée au bien-être et à la performance que la seconde. Mais il y a parfois débat sur la rémunération : certains travaux considèrent que les augmentations poussent les salariés vers de la motivation contrôlée – qu’ils ne travaillent plus que par appât du gain, pour schématiser –, d’autres envisagent qu’elles ne nuisent pas à la motivation autonome. Nos dernières recherches permettent d’affirmer que l’argent reste dans l’absolu une récompense sans effet sur l’engouement intrinsèque des salariés.
Néanmoins, si une entreprise travaille en amont sur son organisation et sur son management pour impliquer les salariés, les augmentations peuvent consolider ou renforcer la motivation autonome qui en découle. L’argent ne fait pas le bonheur mais peut y contribuer, autrement dit.
Quel cadre mettre en place pour que le volet financier ait un effet sur le bien-être et la productivité des salariés ?
P. R. : La théorie de l’autodétermination préconise de jouer sur trois leviers, qui nous semblent bien établis dans les faits. D’une part, les systèmes de rémunération doivent accompagner ou plutôt confirmer une montée en compétences de l’employé : lorsqu’une augmentation couronne une promotion par exemple, elle renforce la motivation intrinsèque ; tandis qu’avoir 5 % de plus chaque année sur la fiche de paye, alors qu’on stagne dans sa carrière, pousse à considérer son travail comme alimentaire. D’autre part, une entreprise doit donner de l’autonomie à ses salariés et leur offrir des opportunités d’avancement en accord avec ce qu’ils souhaitent – le pire étant, à l’inverse, de sanctionner quelqu’un prenant des initiatives…
Un des problèmes majeurs de nos entreprises est de s’en tenir à une vision technico-administrative de la motivation.
Enfin, le sentiment d’appartenance à un groupe, une équipe de travail par exemple, est un facteur important de bien-être. Faire jouer la concurrence entre salariés, les mettre en compétition avec des systèmes de prime au mérite ou au détriment des collègues, par exemple, n’est pas un facteur de motivation.
Mieux vaut aller vers des systèmes de rémunération qui renforcent le sentiment d’appartenance à une « grande famille », pour ainsi dire. Un des problèmes majeurs de nos entreprises est de s’en tenir à une vision technico-administrative de la motivation, et de ne pas mettre en place un cadre de travail qui permette aux politiques de rémunération d’avoir un effet positif.
Pourquoi des incitations telles que la participation ou l’intéressement des salariés ont-elles manqué d’efficacité jusqu’à présent ?
P. R. : Parce que ce sont devenus des droits, des acquis, mais vidés de leur substance « participative ». À l’origine, l’idée est de faire rejaillir les bénéfices de l’entreprise sur la rémunération des salariés selon leur implication. Cela semble donc aller dans le bon sens et renforcer le sentiment d’appartenance au groupe notamment. Mais dans les faits, de nombreux travaux ont montré qu’ils étaient inefficaces et pour une raison majeure : ils sont déconnectés de l’engagement effectif des employés dans les projets de leur entreprise. C’est toujours le même schéma, autrement dit. Si vous vous contentez de reverser de l’argent sous forme d’augmentation, sans y associer une politique managériale plus vaste, cela reste sans effet sur la motivation intrinsèque. En revanche, lorsque le management associe en amont des équipes à la définition d’objectifs, des moyens de les atteindre, et qu’en bout de chaîne une réussite se traduit par une rétribution, sous forme d’intéressement ou de participation, alors l’implication des salariés – déjà effective – se trouve consolidée. Les entreprises se basent généralement sur des ratios purement financiers par commodités, notamment les très grandes qui définissent leurs objectifs loin de la base, mais c’est une fausse piste. Ces outils devraient toujours être utilisés comme prétextes pour une politique managériale réellement participative.
La loi Pacte, pour autant qu’on en connaisse les contours aujourd’hui, pourrait-elle changer la donne ?
P. R. : Depuis la création de la participation en 1967, plusieurs modifications ont été apportées à la loi mais elles ont eu peu d’effets sur les PME. Un premier écueil à éviter pour la future loi serait donc de se contenter d’étendre la participation aux PME et de ne rien faire d’autre. Actuellement, seules les entreprises de plus de 50 salariés doivent mettre en place une forme de participation, et l’idée serait d’abaisser le seuil à onze employés. Cela concerne des millions de salariés. Outre les limites que nous avons évoquées – qui relèvent davantage du management que de la politique –, il faut savoir que cela pourrait rester sans effet dans la plupart des cas.
Un premier écueil à éviter pour la future loi serait de se contenter d’étendre la participation aux PME et de ne rien faire d’autre.
Reverser de l’argent est réellement obligatoire lorsque les bénéfices sont supérieurs à 5 % des capitaux propres de l’entreprise, ce qui n’est pas le cas de l’immense majorité des PME. Il me semble donc nécessaire de supprimer cette règle. Le projet de loi envisage un assouplissement de la formule de calcul, mais cela est encore en débat à ma connaissance. J’ai eu l’occasion d’expérimenter en PME des formules de calcul fondées sur le résultat courant avant impôt qui ont un impact positif sur les primes versées aux salariés.
Autre problème à régler : les petites entreprises ne disposent généralement pas des ressources internes pour gérer ce type de dispositifs, et on ne va pas les obliger à embaucher un DRH. Pour que ce projet soit réaliste, il serait crucial de créer un lien avec les syndicats de branche et les réseaux bancaires régionaux pour décentraliser le volet administratif.
Enfin, il semble que la loi Pacte prévoit de moduler la fiscalité des PME, leur « forfait social » notamment, en vue de soutenir leur effort à mettre en œuvre la participation financière. Mais il faut savoir que ce forfait a varié de zéro à vingt depuis les années 1980, et que cela n’a eu aucun effet notable.
Pourquoi le fait d’aider les PME à devenir des entreprises de taille intermédiaire est-il si important ?
P. R. : Une fragilité du modèle français, par rapport à l’Allemagne ou à l’Italie par exemple, est de concentrer l’essentiel de son activité dans de petites et très grandes entreprises. Nous manquons d’établissements intermédiaires, de PME de 300 salariés par exemple. Or, cela affaiblit nos capacités de production. Les entreprises de vingt ou trente employés ne peuvent pas accompagner le développement des plus grosses comme il le faudrait, leur fournir des pièces ou de la main-d’œuvre en quantité importante, par exemple. Elles ne peuvent pas non plus rivaliser à l’export avec des concurrents de taille plus importante, sur les marchés américains, chinois ou encore russes. D’autre part, les PME sont bien en peine de s’imposer dans des négociations, des petites productions agricoles n’ont pas de poids face aux distributeurs en grande surface, par exemple. À l’inverse, dans l’entreprise où nous avons mené notre étude par exemple, sept exploitations viticoles se sont associées pour mieux se défendre sur les marchés. Cela leur a immédiatement donné une force de frappe pour négocier leurs prix, s’imposer en France et à l’export, et même lancer des projets d’innovation – développer une agriculture bio par exemple. Enfin, les PME hésitent souvent à embaucher lorsqu’elles sont au seuil de 50 salariés, car leur gestion devient aussitôt plus complexe. Il y aurait une réflexion à mener sur les obligations légales qui découlent du nombre de salariés, pour que les PME puissent grandir sans se saborder.
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